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un drame

2015 - 1h

Note d’intention

               

Cette pièce parle incidemment du monde du travail, et de harcèlement moral.

On place un homme en quarantaine, le prive de son travail, et lui ôte toute possibilité de prouver son existence. Un jour qu'il se rend à son bureau, notre homme feint de découvrir (avec un mélange de déni et de candeur un peu fantastique) que tout a subitement changé autour de lui.

               

Ce thème toutefois est en arrière-plan, et n'est pas le plus essentiel.

               

L'idée de cette pièce serait surtout qu'on ne possède pas ses gestes. Celui du suicide (où l'on met sa vie en jeu pourtant) pas plus qu'un autre. Ce sont les gestes qui nous possèdent. Je dis : "serait", car je voulais dans cette pièce montrer que le suicide est bien un acte (et non pas seulement un "geste"), et un acte que l'on possède, et choisit de commettre.

Cette pièce-là reste encore à écrire, car il semble que "Un drame" finisse par une sorte d'acte manqué, puisque le personnage se suicide, comme par maladresse, et ce bien qu'il ait organisé toutes les circonstances pour le faire, et que son intention soit réelle. 

               

Les journaux disent pour qualifier ce genre d’acte  :  "Il a eu un  geste malheureux", comme s'ils déniaient au suicide la capacité d'être un acte. Il y a plusieurs raisons à cela. La première serait la stupeur et la crainte que l'on a du suicide, en général. Une autre serait de dire, comme l'a dit André Breton, que «la main qui tue n'est pas la même que celle qui est tuée» ; en somme, que l'on ne peut pas vouloir réellement se tuer. La vie ne pouvant tuer la vie, il faut qu’il y ait eu derrière une anomalie, une pathologie. On se suicide par dépression, ou par impulsion, ou par harcèlement. Mais on ne fait pas le choix du suicide, parce que d'une certaine façon, on ne sait pas où commence l'acte du suicide, et l'on n'est plus là bien sûr pour voir où il finit. Ce n'est pas un acte que l'on peut vouloir. On ne se tue pas : c'est donc quelqu'un d'autre ou quelque chose d'autre qui nous tue.

               

La question alors est, d'une manière plus générale, quel acte peut-on vouloir ? Est-ce qu'on peut décider et habiter nos actes, ou n'est-ce pas les actes, et les gestes qui nous devancent, et qui organisent notre volonté ?  Vous croyez commettre un choix, mais le geste ou l'acte ont déjà commis ce choix pour vous.

Dans beaucoup de cas, la science soupçonne que l'acte précède la pensée. Et c'est le cas singulièrement du suicide dont on veut nous faire croire (par peur du suicide, car le suicide fait peur) qu'il n'a rien à voir avec la pensée.

               

Pourtant je continue de penser, à mon tour, qu'on peut se suicider par choix, et par volonté, et que c'est calomnier le suicide que lui refuser cette possibilité, comme c'est calomnier tous les actes que de refuser que l'on puisse avoir prise et choix sur eux.

               

Les expressions populaires sont d'ailleurs elles aussi pleines de "gestes", comme une façon de réduire ou de dénier la possibilité de l'acte. On dit : " Un geste de bravoure » ; " Faire un geste" ou "Avoir un beau geste » ; "Pour la beauté du geste » ; " Tout est dans le geste » ; "Un geste positif", etc. Alors qu'il s'agit chaque fois bien d’un acte.  -  Comme si l’acte devait se réduire à sa dimension esthétique, faute d'avoir une emprise meilleure sur lui. Ou, comme si le but ou l'intention de l'acte n'avait pas tant d'importance que son apparence, ou son commencement. Ne restant alors que la beauté du geste, en effet...

 

Dans le monde du travail où est enfermé notre personnage (mais à bien y regarder dans la vie courante également) : les gestes sont répétitifs. Plus encore, notre personnage, n'ayant plus rien à faire (parce qu'on ne lui donne plus de travail) n'a plus que les gestes pour se distraire, ou pour tromper ses collègues, et faire semblant de faire quelque chose, ou faire semblant de vouloir faire quelque chose (mais cela, au moins, il le sait, qu'il fait semblant).

 

Pourtant, en ce jour fatidique où il se rend pour la dernière fois à son travail, les gestes mêmes ne suffisent plus. - Et s'il ne possède pas même ses gestes, notre homme comprend alors que tout est définitivement perdu. Posséder l'acte du suicide, qui est la seule chose qui reste à faire, se révélera alors presque impossible.

                      

Il faudra donc un coup de pouce du hasard, de la malchance, de la maladresse, pour que notre personnage puisse aller au bout de son geste, et en faire un acte, enfin.

Ce sera un suicide distrait, pour ainsi dire. Comme tout ce qu'aura fait notre personnage dans sa vie :  distraitement.  Distrait par la pathologie (est-il dépressif ?), par les autres (est-il harcelé ?), par les circonstances (est-il dépendant son travail ?), voilà ce que semble dire cette fin de pièce. Que l'on fait tout dans une sorte de désenchantement, de désinvolture ou de soumission, parce qu’on n’y tient pas vraiment, qu'on ne tient pas à la vie - et tout simplement parce qu’il n’est pas possible de tenir (à) la vie.

Littéralement. Si bien que se jeter par une fenêtre pour embrasser la réalité d'une manière plus radicale et plus sensationnelle ne semble pas être une meilleure solution. Ou du moins, est-elle paradoxale : car on heurte violemment la réalité (ici le trottoir), et aussitôt qu'on la heurte, on en meurt.

                      

L'acte nous précèderait donc toujours, et nous ne pouvons, au mieux, qu'en admirer le geste. 

                      

De la même façon, une pièce de théâtre échappe parfois à son auteur, et lui impose une résolution inattendue (ici poétique), quand on l'aurait voulu plus crue, plus réaliste et plus violente. Mais c'est ainsi, et l'auteur laisse faire.

De la même façon encore, le comédien se plie à son personnage, sans toujours comprendre ce que parfois ce personnage fait surgir en lui. Se plie également à ce que le metteur en scène exige qu'il fasse, sans parfois savoir la raison de ces gestes, et si ces gestes lui appartiennent vraiment ; et il laisse faire... 

                      

La pièce finit sur une sorte d'acte manqué, c'est-à-dire un acte qu'on a voulu, sans l'assumer tout à fait, un acte donc qu'on laisse faire. "Acte manqué" dit l'expression, c'est un acte pourtant qui réussit ici, puisque notre personnage finit par se tuer, comme il l'avait promis et annoncé.

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